jeudi 13 juin 2019

Une équation de Drake restructurée

par le Dr Ambroise Sulies,
Maître de Conférence-Chef 
Département ABEZ (Astrobiologie, Biophysique, Exobiologie et Zooplanétologie).

 La question de la vie dans l'univers a de tout temps occupé les esprits humains les plus avisés, qui lui ont ainsi consacré un temps précieux qu'ils auraient pu dédier à des choses plus importantes, comme en témoignent les 554 pages de l'ouvrage de M. Crowe [1].

F. Drake est connu pour avoir formalisé le problème sous la forme d'une équation cherchant à déterminer le nombre de civilisations avec lesquelles nous pourrions communiquer (ou bien dont nous pourrions détecter les émissions radio). Cette équation est devenue si populaire qu'on peut la voir apparaître sur nos écrans de télévision, comme démontré ci dessous.

Figure 1: L'équation de Drake, telle qu'elle apparaît à l'écran dans la meilleure série de science-fiction de tous les temps [2].

Grosso modo, cette équation peut être interprétée comme une série de multiplications dont certains facteurs estiment le nombre de planètes dans l'univers, et d'autres la probabilité que la vie se développe sur ces planètes et soit détectable par nous, les créatures les plus importantes de l'univers [3].

Cette équation est aussi associée au fameux "paradoxe de Fermi", proposé par le physicien E. Fermi, alors qu'il avait certainement des choses plus importantes à faire à Los Alamos à l'époque. On peut exprimer ce paradoxe ainsi : supposons que tous les facteurs multiplicatifs de Drake soient élevés, alors le nombre de civilisations que nous pouvons détecter  devrait être élevé, or nous n'avons rien détecté, ni trouvé aucune trace ou artefact. La solution au paradoxe de Fermi est simple: c'est qu'au moins un des facteurs de l'équation de Drake est très petit. La raison pour cela est l'objet de nombreuses discussions et propositions. S. Webb en recensait 50 dès 2002 [4], mais avec l'inflation, il proposait 72 raisons possibles en 2015. [5]

Le problème principal de l'équation de Drake est qu'il s'agit d'une multiplication de paramètres dont la valeur est absolument inconnue. Par exemple, quelle est la probabilité que la vie se développe sur une planète ? Ce facteur dépend certainement lui même de nombreux autres! Drake aurait donc pu incorporer bien plus de paramètres dans son équation si il avait été moins paresseux.

En conséquence, inspiré peut être par la tarte au citron que je dégustai hier soir et répondant à cette qualification, je propose ici de revisiter cette équation afin d'obtenir une équation de Drake déstructuré, ou peut-être mieux, une équation de Drake restructurée.

La probabilité que la vie se développe, ou bien qu'elle puisse communiquer avec nous, peut dépendre de bien des facteurs. Le nombre d'étoiles abritant la vie (ou la vie communicante), Nvie, peut donc être écrit comme le nombre de planètes dans la Voie Lactée (Nplanètes), multiplié par un certain nombre de facteurs. Nous avons donc :

Nvie= Nplanètes x P

P= f1 x f2 x f3 ... x fn

Tous les facteurs f1 à fn sont potentiellement inconnus. Faisons une approximation audacieuse: ils sont tous égaux à 0.5 ! Cela peut paraître grossier, mais explorons quelques facteurs possibles:
  • La vie a plus de chances de se développer à la surface d'une planète tellurique qu'à celle (inexistante) une planète géante gazeuse. Dans le système solaire, nous en avons quatre de chaque sorte. Sur cette base le facteur 'probabilité' que la planète soit tellurique (et donc favorable à la vie) vaut... 0.5
  • Certains avancent qu'être dans la "zone habitable" (i.e. la zone où l'eau liquide peut exister) est nécessaire. Dans le système solaire, c'est le cas pour Vénus, la Terre et Mars. Trois planètes sur huit. Au niveau de détail de notre calcul, c'est très proche de 0.5 !

Donc nous avons adopté f1=f2=...=0.5. Alors P et en conséquence Nvie dépendent seulement du nombre total de facteurs que nous noterons N selon une équation très simple: P est égal  à 0.5 à la puissance N. La figure suivante montre en fonction de N la probabilité P (axe de gauche) ou bien Nvie (axe de droite, en adoptant Nplanètes=1000 milliards, sur la base d'une centaine de milliards d'étoiles dans la Voie Lactée, et d'une dizaine de planètes par système stellaire, chiffres sur lesquels s'entendent, en ordre de grandeur, mes collègues de l'Observatoire Astronomique).

Figure 2: En rouge en lisant l'axe de gauche: Probabilité de développement de la vie en fonction du nombre de facteurs impliqués (selon l'hypothèse que chaque facteur donne 50% de résultats favorables). L'axe de droite donne pour la même courbe le nombre de planète abritant la vie dans la Voie Lactée. En bleu, une ligne horizontale indique le nombre 1. A partir de 40 facteurs, moins de une planète est obtenue, i.e. la Terre est alors la seule planète dans la Galaxie abritant la vie.


Sur la figure, j'ai aussi indiqué une ligne horizontale correspondant à une planète abritant la vie dans notre Galaxie. La probabilité rejoint cette ligne pour quarante paramètres. Autrement dit, si quarante paramètres indépendants affectent la possibilité que la vie se développe sur une planète, alors il n'y en a qu'une sur laquelle c'est arrivé: il n'y a que la Terre [6].

Quarante paramètres, c'est beaucoup me direz-vous, mais un philosophe disait un jour "C'est beaucoup mais c'est bien peu" [7]. Dans "Rare Earth" [8], P. Ward et D.E. Brownlee, des scientifiques d'un autre acabit que l'auteur de cet article suggèrent que de nombreux facteurs participent en effet à la rareté de la vie sur Terre. En voici quelques uns, qui ont été évoqués dans cet ouvrage ou ailleurs:
  • L'abondance de différents éléments chimiques de l'étoile
  • La proximité (ou pas) de sources de rayonnement énergétique (trous noirs, étoiles à neutron...)
  • L'explosion de supernova ou de sursaut gamma à proximité.
  • Les perturbation gravitationnelles
  • Le spectre de l'étoile
  • La température de l'étoile
  • La masse de l'étoile
  • La durée de vie de l'étoile
  • L'activité de l'étoile. Les flambées stellaire seraient probablement néfaste à la vie.
  • La présence d'une planète géante qui protège des impacts (comme Jupiter pour la Terre)
  • Les caractéristiques de l'orbite de la planète (stabilité, excentricité,...)
  • La taille de la planète
  • La présence d'océans à la surface de la planète
  • Le pourcentage de surface exposé à l'eau
  • La présence d'un beau satellite (Notre grosse Lune stabiliserait le climat terrestre)
  • La tectonique des plaques
  • La distance entre l'étoile et la planète
  • le nombre d'extinction de masse (permettant aux nouvelles espèces de se développer)
  • La probabilité de développer une forme de vie bipède
  • ...
Cette liste n'est évidemment pas exhaustive. Ainsi, chacun peut élaborer sa propre estimation du nombre de paramètres pouvant jouer un rôle dans notre problème, et appliquer mon équation de Drake restructurée afin de savoir combien de planètes abritent la vie dans la Galaxie.

Notes et Références:


[1] The Extraterrestrial Life Debate, Antiquity to 1915: A Source Book, M. Crowe, Edition "University of Notre Dame Press". Si cela ne vous suffit pas, voir aussi l'ouvrage compagnon
The Extraterrestrial Life Debate, 1750-1900 pour 720 pages de bonheur en plus.

[2] Si vous ne savez pas encore qu'il s'agît de "The Expanse", je suis bien désolé pour vous.
[3] De notre point de vue. 

[4] Dans un livre bien nommé If the Universe Is Teeming With Aliens...Where Is Everybody?: Fifty Solutions to the Fermi Paradox and the Problem of Extraterrestrial Life

[5] Dans la seconde édition du précédent.

[6] Le même raisonnement peut s'appliquer pour le nombre de planètes sur laquelle la vie devient "communicante", i.e. que nous pouvons détecter; ou bien le nombre de planètes sur lesquelles un système universitaire peut se développer sans s'effondrer sous son poids administratif ; ou bien pour calculer tout autre nombre de planètes identifiées par un critère précis; tant que la probabilité peut se mettre sous la forme du produit de facteurs valant tous autour de 0.5.

[7] C'était peut-être un chanteur finalement...

[8] Le titre exact de l'ouvrage est Rare Earth: Why Complex Life Is Uncommon in the Universe, Edition Copernicus, publié en 2000.